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Kronik KC Ranzé

Naagarik ou labharti

26 mai 2024, 09:13

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Naagarik ou labharti

Nous tournons notre regard de plus en plus sur ce qui se fait en Inde. Il s’y passe en effet parfois de bien belles choses et il est clair qu’il y a du mérite à prendre modèle sur ce qui se fait ailleurs, que ce soit au Japon, en France, aux États-Unis ou dans la Grande péninsule, pourvu que l’inspiration que l’on en retire soit bien motivée (pays avant parti, par exemple), que l’idée soit clairement la meilleure qui soit, et qu’une fois adoptée ici, qu’elle soit en cohérence avec le reste de nos élans nationaux et de nos besoins.

Un long article écrit par Yamini Aiyar (*) daté de janvier dernier, détaille, par exemple, la politique gouvernementale du BJP, surtout dans sa composante électoraliste, et arrive à des conclusions qui suggèrent des répercussions non négligeables sur le pays et même ses convictions culturelles. Maurice qui s’en inspire, a intérêt à bien comprendre de quoi il en retourne.

De quoi est faite sa thèse ?

Pour l’essentiel, elle suggère que le BJP est de plus en plus silencieux et en retrait sur les services publics à la base de la promotion sociale – éducation, santé et nutrition – remplaçant peu à peu les ambitions d’amélioration de ces services par des transferts directs, en cash ou en nature aux citoyens qui deviennent ainsi des bénéficiaires individuellement. Aux offres électorales du BJP qui font mouche, le parti du Congress s’est senti obligé de présenter maintenant les siennes. Comme le PTr/MMM a dû le faire ici.

Cette course compétitive entre deux offres concurrentes de freebies divers, dit-elle, met un terme à toute prétention d’émanciper ou de permettre la progression des «laissés-pour-compte», notamment à travers des prises de conscience sociales. On remplace ainsi l’ambition des services sociaux de qualité, qui sont alors des libérateurs d’aspiration et d’ambition, par des transferts sociaux directs qui ancrent les récipiendaires des largesses de l’État, dans des rôles passifs et individuels, plutôt que participatifs et solidaires.

Si le BJP a accéléré le mouvement de l’État-père Noël, le Congress n’a pas été en reste et sa campagne pour les élections actuelles est articulée autour de… l’électricité et le téléphone mobile gratuits ! Ce qui n’aide apparemment pas mal électoralement.

Cette forme de bien-être social n’est évidemment pas nouvelle, mais elle a été jugée cruciale par le BJP, aux côtés de son épaisse tranche de nationalisme hindou, puisqu’elle a permis la quasi-déification du leader Modi et une loyauté solide à sa personne. Les transferts sociaux en tous genres se sont répandus de manière accélérée. Les conséquences sur la démocratie et l’économie seront rudes.

D’abord sur le plan économique, Ms Aiyar rappelle qu’au-delà du tam-tam à propos de l’économie la plus florissante au monde, 5e de son état, la réalité brutale est que cette croissance n’est pas capable d’offrir de nouvelles opportunités à la plupart de ses citoyens. Une abondance de main-d’œuvre peu coûteuse n’aura même pas d’abord mené, comme en Chine ou à Singapour, à beaucoup d’emplois industriels plutôt simples, mais qui pouvaient par la suite être étendus et upskilled. Non, en Inde, la croissance est surtout passée directement par le secteur des services, qui tout en étant plus modeste quantitativement, regroupe de la main-d’œuvre déjà plus formée et plus sophistiquée. En Inde, il n’y a que peu de corrélation entre la croissance et la création d’emplois solides, dit-elle. En fait, il y a bien eu une migration de main-d’œuvre hors du domaine agricole, mais cela s’est fait principalement en faveur du secteur informel à la périphérie des emplois dans la construction.

Ms Aiyar cite aussi Rathin Roy qui, en 2019, expliquait déjà les mécanismes de «l’État compensatoire» comme alternative à l’action sociale qui permet de générer des opportunités économiques à travers une meilleure santé et une éducation de qualité. Le parti au pouvoir, décidant que cette voie est plus facile électoralement, «compense» donc le citoyen plus fréquemment, plutôt que de consolider les avenues qui lui permettront de se développer. Ce n’est certes pas nouveau en Inde ou ailleurs, mais cela devient bien plus délibéré, ce qui éloigne du modèle social-démocrate des pays scandinaves, des modèles anglo-saxons plus modestes, mais means-tested ou de ceux de l’Asie de l’Est où l’on peut décrire l’approche de l’État comme «productiviste» ; l’investissement massif dans le capital humain (santé, logement, éducation), misant surtout sur la qualité des services et l’égalité des chances.

Cette logique «compensatoire» ne privilégie d’évidence pas le développement des ressources humaines, ni n’aide-t-elle à émanciper la main-d’œuvre en favorisant son pouvoir de marchandage, chaque citoyen restant isolé dans sa bulle. En conséquence, cette approche met de moins en moins d’accent sur les questions de solidarité nationale, de redistribution et même de taxe progressive. Sans compter que le citoyen «compensé» est largement démobilisé comme participant actif, qui pourrait réclamer des comptes et des améliorations des services «gratuits».

Le citoyen (naagarik) devient alors un simple récipiendaire (labharti).

Il est peut-être utile de souligner ici qu’à Maurice, la protection sociale (Rs 60,8 milliards) représente déjà environ 4 fois le budget annuel de la santé et 3 fois celui de l’éducation et que selon les projections pour 2025/26, le gouvernement planifie une augmentation du budget santé de seulement 5,5 % en 3 ans, une augmentation du budget éducation de 14 % sur la même période et, par contre, une augmentation des dépenses de protection sociale de… 38 % ? Le budget de protection sociale représente déjà 34 % du total en 2023/24.

L’argument se poursuit. Un pays peut considérer ses revenus fiscaux comme un tribut payé à l’État ou comme un prix raisonnable à payer pour accéder à plus de «civilisation», c.-a-d. des services publics efficaces. Or, la prédisposition à payer est en fonction de ce qui est reçu en retour. En Inde, comme à Maurice, les taxes directes sont plutôt perçues comme des tributs ; de plus en plus de citoyens étant exemptés de la taxe de toute manière, alors que ceux qui la payent, devant la médiocrité des services publics disponibles (tout étant relatif, bien sûr !) n’ont qu’une idée, qui est celle de trouver une alternative privée. Une autre conséquence est que ceux qui sont en mesure de payer sont donc de moins en moins enclins ou engagés à critiquer le service public, pour qu’il s’améliore, puisqu’ils ne les utilisent plus, réservant leurs exigences aux services privés qu’ils auront choisis.

Des services publics gratuits pour des personnes qui ne paient pas de taxe, ce n’est pas, évidemment, une recette pour la gloire… Quelque part, l’esprit collectif se perd et, plus graves encore, les cassures sociales s’installent… Par contre, la privatisation, si elle permettait à l’État de contourner (et de réduire) ses services moins efficaces, ferait que la compétition dans le marché privé mènerait théoriquement à des gains réels de productivité sur le plan national. Cependant, qui a déjà vu un État réduire son influence et son rayonnement de son propre chef, ce qui équivaudrait, inévitablement, à une admission sonore de son incapacité à faire mieux ?

Notons par ailleurs comment l’Inde a dû développer un système national de paiement direct en amont pour pouvoir distribuer ses «compensations». L’Indian Stack a ainsi réussi le tour de force d’inclure 80 % de la population indienne dans le réseau électronique en approximativement 6 ans ! Avec le système e-RUPI, le transfert social cash se fait maintenant directement au client, contournant les bureaucraties. Ici, à Maurice, cette responsabilité mobilise de plus en plus une MRA indéniablement efficace, où il suffit (presque…) d’être fiché et déclaré, pour ne pas être «oublié»…

Nous avons un pays où les politiciens se vantent des services de santé publique gratuite, (y compris pour des services de pointe), d’éducation gratuite (de la maternelle et du préscolaire jusqu’à l’universitaire), de maisons sociales, de pensions généreuses et universelles, de subsides divers sur le riz, la farine, sur l’électricité et l’eau des plus modestes. Avant le Budget du 7 juin, qui aura sûrement d’autres petites surprises pour ceux qui s’accommodent, sans réfléchir, à de plus en plus de petites «compensations» gouvernementales, l’opposition a déjà promis, quand elle sera en selle, le transport gratuit pour tous (il l’est déjà pour les «seniors» et les étudiants), l’internet gratuit pour tous, la MBC gratis, la taxe gratuite pour ceux touchant moins de Rs 1 million par an (Rs 77 000 par mois )… 12 mois de congé de maternité payés (par qui ?) et des médicaments moins chers et/ou plus gratuits que maintenant…

Dans cette folle surenchère de l’État-providence, what’s next ?

L’essence gratuite ? Ou le rhum ?

(*) Directrice du Center for Policy Research de New Delhi jusqu’au 26 mars dernier