Publicité

Clientélisme

Une promesse d’un 14e mois de salaire à l’épreuve de la loi électorale

5 novembre 2024, 19:00

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Une promesse d’un 14e mois de salaire à l’épreuve de la loi électorale

Alors que l’appel de Suren Dayal contre Pravind Jugnauth avait été rejeté par le Privy Council, le 16 octobre 2023, son oncle, Ashock Jugnauth, avait également perdu devant cette même instance en novembre 2008, soit près de 16 ans auparavant. Dans le cas de Pravind Jugnauth, les Law Lords ont estimé qu’une simple campagne électorale classique ne viole pas l’article 64 de la loi électorale. Selon eux, le fait de faire une promesse à l’électorat, même si elle implique des retombées financières et est formulée pour gagner des votes, ne constitue pas un acte de corruption en soi. Cependant, la récente promesse de Pravind Jugnauth, faite lors du meeting de l’Alliance Lepep à Phoenix, dimanche, d’offrir un 14e mois de salaire, sans que cela ne figure dans son programme électoral, pourrait-elle être perçue comme une forme de pot-de-vin électoral ou du clientélisme ? Le Senior Counsel, Me Sanjay Bhuckory, qui était l’avocat de Raj Ringadoo dans l’affaire contre Ashock Jugnauth, souligne que bien qu’il n’existe pas de notion officielle de caretaker government dans la Constitution, cette période est marquée par une abstention de la part du gouvernement en place pour éviter toute initiative qui pourrait lui donner un avantage électoral.

Me Bhuckory estime que le Code de conduite de l’Electoral Supervisory Commission (ESC) de 2019, bien qu’étant un pas positif dans la bonne direction, demeure restrictif et superficiel. «Il est nécessaire en vue des élections générales, étant donné les abus potentiels qui pourraient passer inaperçus à travers l’adoption et l’annonce de décisions politiques majeures pendant la période de caretaker. Il est grand temps que l’ESC se conforme aux jugements conjoints Ringadoo de la Cour suprême et du Conseil privé et adopte les directives australiennes.» Si l’ESC avait écouté sa demande formulée de mettre en place un Code de conduite, dit-il, le gouvernement sortant aurait été interdit de faire une promesse de dernière minute qui viole clairement le principe d’élections libres et équitables.

Me Sanjay Bhuckory souligne que c’est justement pourquoi le gouvernement britannique avait noté que le Chagos Deal devait être conclu avant les élections mauriciennes, car le gouvernement mauricien était conscient de l’impossibilité de signer des traités durant cette période délicate.

L’avocat met en avant les conclusions des juges de la Cour suprême dans l’affaire Raj Ringadoo contre Ashock Jugnauth en 2007. La Cour suprême avait en effet souligné l’importance de ce laps de temps, précisant que le gouvernement sortant devait veiller à ce que ses décisions telles que les nominations significatives ou les contrats majeurs, ne contraignent pas le futur gouvernement. «Its duties consist solely of performing the day-to-day administrative jobs and it is not supposed to deal with policy functions which may influence the election results. During that period, it maintains a neutral status for ensuring a free and fair election. The Electoral Supervisory Commission might well be inspired by The Australian Guidance on Caretaker Conventions dated July 2004», avaient souligné les juges dans leur jugement.

Le cas Ashock Jugnauth

L’affaire Ashock Jugnauth trouve ses origines dans les élections générales du 3 juillet 2005. Alors ministre de la Santé du gouvernement Mouvement socialiste militant-Mouvement militant mauricien depuis 2000, Ashock Jugnauth s’était représenté sous cette même bannière et avait remporté la première place. Raj Ringadoo, candidat du Parti travailliste, avait terminé à la cinquième place. Mécontent, il avait déposé une pétition électorale le 22 juillet 2005, arguant que depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, le 24 avril, en tout cas, depuis l’émission du writ of election, le 9 mai 2005, Ashock Jugnauth et ses agents, ou des personnes agissant en son nom avec son consentement et à sa connaissance, s’étaient livrés à des pots-de-vin en violation des articles 45(1)(a)(ii) et 64(1) de la Representation of the People Act, afin d’influencer l’élection dans la circonscription n° 8.

Le 20 mars 2007, les anciens juges de la Cour suprême, Paul Lam Shang Leen et Bhushan Domah, avaient donné gain de cause à Raj Ringadoo sur les quatre points, annulant ainsi l’élection d’Ashock Jugnauth.

Ce dernier s’était ensuite tourné vers le Privy Council, où l’affaire avait été entendue par cinq Law Lords, notamment Lord Scott of Foscote, Lord Rodger of Earlsferry, Lord Walker of Gestingthorpe, Lord Brown of Eaton-under-Heywood et Lord Mance. Dans son jugement, le Privy Council avait affirmé être convaincu que, sur la base des preuves minutieusement analysées par la Cour suprême, celle-ci était en droit de conclure que des promesses d’emploi avaient été faites aux électeurs avec la condition implicite qu’ils votent pour lui, constituant ainsi un acte de corruption.

Contraste avec l’affaire de Suren Dayal

Le cas de Suren Dayal contre Pravind Jugnauth avait cependant été traité différemment des faits dans l’épisode d’Ashock Jugnauth. Les deux premiers points soulevés par Suren Dayal contre Pravind Jugnauth, Leela Devi Dookun-Luchoomun et Yogida Sawmynaden étaient la promesse du 1er octobre 2019 d’augmenter la pension de retraite de base à Rs 13 500 d’ici la fin de leur mandat et ensuite, la mise en œuvre du rapport du Pay Research Bureau. En statuant sur l’affaire Dayal, le 12 août 2022, la Cour suprême avait confirmé la règle établie dans le précédent cas d’Ashock Jugnauth et fait référence à une affaire de 2013 en Inde (Subramaniam Balaji), où la Cour suprême indienne avait conclu que «le manifeste d’un parti politique est une déclaration de politique ; la question de sa mise en œuvre ne se pose que si le parti forme un gouvernement. Il s’agit de la promesse d’un futur gouvernement et non d’une promesse individuelle d’un candidat». Ainsi, l’idée que les électeurs en bénéficieraient financièrement ne suffisait pas à constituer une preuve de corruption électorale.

Le 16 octobre 2023, le Conseil privé avait conclu qu’il n’y avait aucun acte de corruption de la part des élus du no 8 et qu’ils étaient en plein droit de mener leur campagne électorale. Le Conseil privé avait exposé sa conclusion en 12 points clairs et précis: «The fact that a proposal, promise or measure to the electorate represents money or valuable consideration (and is designed to win votes) does not mean, without more, that it amounts to illegal bribery». Selon les Law Lords, il était nécessaire de prouver qu’il y avait eu un accord conclu entre les candidats et les électeurs, impliquant le paiement d’argent ou d’autres considérations précieuses en échange du vote d’une certaine manière. «L’objectif de l’article 64 est de prévenir les pratiques corrompues telles que l’achat de votes. Il vise à empêcher les incitations privées à l’électorat pour voter en se référant à des arguments autres que l’intérêt public. Les termes afin d’inciter (un électeur à voter, ou à s’abstenir de voter) sont centraux et importants : il doit y avoir un certain échange entre le comportement du candidat et les actions de l’électeur, une sorte de marché conclu entre le candidat et l’électeur, de telle sorte que de l’argent soit versé (ou une considération précieuse soit accordée) à l’électeur en échange de son vote d’une manière particulière», avaient dit les Law Lords dans le jugement.


ne facture de Rs 20 milliards

Il faut compter plus de Rs 20 milliards pour financer le paiement d’un 14e mois. «Généralement, le coût financier d’un 14e mois est réparti entre 25 % au secteur public et la différence au privé», explique l’économiste Azad Jeetun, ex-directeur de la Mauritius Employers Federation, qui a fait le calcul sur une masse salariale de plus de Rs 260 milliards en 2024. Sur la base de ces Rs 20 milliards, le gouvernement sortant, s’il revient au pouvoir après le 11 novembre, aura à trouver Rs 5 milliards de plus pour financer ce 14e mois de salaire des fonctionnaires à la fin de l’année, alors que pour les opérateurs du privé, cela représente au moins Rs 15 milliards. «Cette nouvelle mesure instaurant un 14e mois entraînera la fermeture des petites et moyennes entreprises (PME). C’est une décision irréfléchie qui ne tient pas compte des réalités financières de beaucoup d’entreprises. On comprend que c’est une décision électoraliste pour gagner des votes, mais il ne faut pas qu’en s’y faisant, on provoque des licenciements.»

L’annonce de ce paiement, bien qu’anticipée à cause des élections générales, suscite des réactions vives dans le secteur privé. Selon des représentants, l’impact financier de cette mesure serait «colossal» et pourrait peser lourdement sur leurs ressources. Ce qui irrite davantage les entreprises, c’est l’absence totale de consultation préalable. «Nous n’avons été nullement contactés pour des consultations avec les autorités», indique, avec grande surprise, une source de Business Mauritius. Selon elle, les entreprises privées ont déjà été confrontées à deux augmentations de salaires significatives en 2023, ce qui a particulièrement touché les PME. Cette décision unilatérale fait craindre des répercussions importantes sur la viabilité économique des entreprises, qui soulignent déjà leurs défis face à l’augmentation des coûts de production et aux incertitudes économiques.

Au ministère de la Sécurité sociale, il était impossible de procéder aux calculs au lendemain de l’annonce car les modalités doivent être prises en compte avant toute estimation. Maurice comptait 270 917 bénéficiaires de la pension de vieillesse en septembre 2024. Parmi eux, 265 605 étaient âgés de 60 à 89 ans, 5 136 de 90 à 99 ans et 176 avaient 100 ans ou plus. En outre, le pays compte également des veuves et d’autres pensionnés, ce qui pourrait ajouter une complexité supplémentaire au calcul des montants à décaisser pour le boni de 14e mois.


Kalpana Koonjoo-Shah : «Le secteur privé doit pouvoir payer»

La ministre sortante de l’Égalité des genres, Kalpana KoonjooShah, a répondu à une question de «l’express», lors d’une conférence de presse, hier, à la suite de l’annonce du paiement d’un 14e mois par Pravind Jugnauth. Nous lui avons demandé s’il y avait eu des consultations entre le secteur privé et le gouvernement. «Le secteur privé doit pouvoir payer. De 2019 à 2023, les plus grandes compagnies ont connu une hausse de bénéfices de 27 %, passant de Rs 12 milliards à Rs 39,1 milliards. Il faut une distribution équitable. Il doit pouvoir payer. Je ne sais pas s’il y a eu des consultations mais nous avons un ministre des Finances et je suis sûre qu’avec le Premier ministre, ils ont dû travailler là-dessus. Pravind Jugnauth est un homme qui fait toujours ce qu’il dit.» Elle a aussi déclaré que la Mauritius Revenue Authority viendrait en aide aux petites et moyennes entreprises, qui ont des difficultés pour ce paiement.


Deepak Benydin plaide pour un financement par l’état et le privé

Le président de la Federation of Parastatal Bodies and Other Unions (FPBOU), Deepak Benydin, estime que le 14e mois peut être financé non seulement par le gouvernement, mais aussi par le secteur privé. Prenant du recul pour analyser cette annonce, il rappelle qu’à une époque où l’économie était florissante, l’ancien leader de l’opposition, Xavier-Luc Duval, avait déjà demandé l’octroi d’un 14e mois aux employés. Deepak Benydin souligne que grâce à la TVA, les caisses de l’État sont alimentées par l’augmentation des prix. «L’État a de l’argent, et les derniers chiffres montrent que nous avons 14 mois de réserves à la Banque de Maurice. Donc, on peut payer.» Il croit que si l’économie continue d’être «florissante», le gouvernement pourra accorder ce 14e mois. Le syndicaliste fait également remarquer que les grandes entreprises privées ont réalisé des profits importants tout en offrant des salaires dérisoires à leurs employés. Ces entreprises pourraient également offrir un 14e mois à leurs employés. «Il est évident que les entreprises peuvent payer leurs employés.» Les Mauriciens subissent une perte de pouvoir d’achat en raison de l’augmentation des prix des denrées de base et ce «paiement pourrait les soulager.»