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Questions à…

Usha Reena Rungoo: «Le racisme s’est subtilement manifesté en 20 années passées au Canada et aux États-Unis»

22 avril 2024, 21:45

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Usha Reena Rungoo: «Le racisme s’est subtilement manifesté en 20 années passées au Canada et aux États-Unis»

Usha Reena Rungoo, présélectionnée pour le «Commonwealth Short Story Prize 2024». Credit photo : Ashvin Ramdin

La nouvelle «Dite» de notre compatriote Usha Reena Rungoo est parmi les 23 oeuvres présélectionnées pour le «Commonwealth Short Story Prize 2024». La liste a été dévoilée le mercredi 17 avril. Jointe au téléphone aux États-Unis, Usha Reena Rungoo, qui est «Assistant professor» au département des langues et littératures romanes à l’université de Harvard, nous parle de son «activisme social» par le biais de la littérature.

«Speaking truth to power». C’est la raison pour laquelle vous écrivez, dites-vous, dans la vidéo de présentation des présélectionnés du Commonwealth Short Story Prize. La nouvelle Dite, c’est pour dire la vérité sur l’impact du colonialisme dans la vie d’une femme ?

Je suis prof (NdlR, Associate professor of romance literatures and languages à l’université de Harvard). Parfois, je ne peux pas dire les choses directement, surtout en ce moment où il y a beaucoup de controverses à Harvard (NdlR, le 2 janvier 2024, suite à des accusations de plagiat, la première présidente noire de l’université, Claudine Gay, a démissionné. Elle a aussi été très critiquée après avoir été auditionnée par le Congrès, sur la lutte contre l’antisémitisme sur les campus. Elle n’avait pas condamné clairement des appels au génocide des juifs). Je n’occupe pas une position puissante. Il faut que je fasse attention.

Enseigner à Harvard ce n’est pas une position puissante ?

Pas quand on est Assistant Professor. Je viens de commencer. C’est dans quelques années que je serais considérée pour l’agrégation. Il faut faire attention. Pour ce qui est des effets du colonialisme, surtout à Maurice, maintenant on en parle beaucoup plus. Dans le passé, quand je parlais de racisme, les gens étaient un peu fermés à ces questions. On voulait prétendre qu’on est tous Mauriciens, que tout va bien. Ce qui est génial avec la fiction, c’est qu’elle rend les gens plus ouverts. À travers les histoires, je peux faire passer le message.

Vous affirmez également que l’écriture est une forme «d’activisme social». Dans une autre nouvelle, The Song of Life publiée en 2022, vous racontez que sur le campus américain où vit le personnage avec son mari, ils sont interpellés plusieurs fois par la sécurité. «Another couple, faculty fellows like us, white unlike us, do not get stopped». C’est contre ces formes de racisme que vous militez ?

Il y a des gens qui savent protester, organiser des manifestations. Personnellement, je suis beaucoup plus à l’aise avec l’écriture. Je suis une ancienne élève du collège de Lorette de Curepipe. C’est là que j’ai pris conscience du racisme. Des profs nous traitaient différemment. Je ne veux pas entrer dans les détails. Je suis d’origine indienne, je fais partie d’une majorité. Les personnes d’origine indienne ont un pouvoir politique considérable à Maurice. Mais au collège de Lorette, les dynamiques de pouvoir, les inégalités entre les Franco-Mauriciens et les autres étaient frappantes.

Par la suite, je suis allée au Canada (NdlR, en 2008, Usha Reena Rungoo obtient le BA in French Studies de la Trent University, située dans l’Ontario). Trent est une petite ville à la population majoritairement blanche. C’est là que j’ai pris conscience que je suis une personne de couleur. Avant cela, j’étais une femme, une Mauricienne. Au cours des 20 dernières années passées au Canada et aux États-Unis, le racisme s’est manifesté de façon subtile. Quand vous parlez, les gens ne vous entendent pas parce que vous êtes une femme de couleur. Vos paroles ont moins de poids. Même à Harvard, vous assistez à une réunion où les autres participants sont principalement des Blancs, ils n’ont pas l’habitude de voir des personnes de couleur dans cet environnement. Dans cet espace, vous ne vous sentez pas totalement vous-même.

Dans Dite, je parle surtout de Maurice. Ce qui m’intéresse dans le colonialisme et le racisme, ce sont ces façons subtiles de changer de comportement. J’ai compris à un très jeune âge que si je voulais réussir à Maurice, je devais maîtriser parfaitement le français à l’oral. Le parler avec le bon accent, pas avec un accent indien. Il y a des membres de ma famille qui ne parlent pas très bien le français. Ils sont traités différemment dans les espaces publics, par exemple les services clientèle. Au lieu de rire quand quelqu’un parle un anglais francisé ou un français créolisé, il faudrait l’accepter. Je trouve cela beau.

Dans Dite, vous montrez que le colonialisme s’est infiltré jusque dans la culotte du personnage principal de Dite. Et que la clé pour libérer la jouissance sexuelle c’est de pouvoir dire le désir en kreol.

Il y a un slogan qui dit : The personal is political. C’est à travers le personnage que je le dis parce que pour moi, parler en kreol dans ces moments intimes, cela me gêne toujours. C’est aussi du colonialisme.

Est-ce votre manière de plaider en faveur d’une libération de la langue kreol des carcans où elle se trouve ?

Ce n’est pas la langue qui est emprisonnée, c’est nous. C’est nous qui n’avons pas assez confiance pour l’utiliser en public, dans le domaine professionnel ou dans la sexualité. Nous pensons que le kreol doit seulement être utilisé à la maison, dans un cadre informel.

Le lecteur veut toujours savoir à quel point les écrits sont inspirés du vécu de l’auteur. Le réel, pour vous, est-il un ami ou un ennemi de la création littéraire ?

Pour moi, c’est un ami de la fiction. La vérité n’est pas un ennemi, mais il ne passe pas toutes les portes. Ce sont des portes que vous pouvez ouvrir grâce à la fiction.

Dans la nouvelle, au collège, un prof remplace le nom de famille du personnage par des «funny names» de Candide de Voltaire. Cela sent le vécu.

Avec la fiction, on embellit. J’avais un prof au collège qui déformait mon nom, cela me dérangeait énormément.

Il y a un long passage consacré aux punitions corporelles et aux instituteurs voyeurs et sadiques à l’école primaire. Encore du vécu ?

C’est très proche de la vérité. J’ai grandi à Souillac…

Vous avez modifié le nom de l’école du village. Pourquoi ?

Il y a aussi de bons souvenirs, c’est pour cela que j’ai changé certaines choses. Il n’y a pas que la déprime et le colonialisme dans cette histoire. Le problème plus profond c’est : comment on traite les enfants. Comment dès le plus jeune âge, on nous martèle qu’il faut «réussir». Et comment on doit réussir en parlant des langues autres que la nôtre. Le colonialisme, la violence physique et les langues sont les trois angles d’un triangle.

Vous avez dit avoir découvert la littérature mauricienne assez tard. Quels sont les auteurs mauriciens que vous enseignez à Harvard ?

Ma spécialité c’est l’enseignement de la littérature des Antilles et de l’océan Indien. J’ai enseigné Le silence des Chagos de Shenaz Patel. Quand on introduit l’île Maurice aux étudiants, c’est important de parler de l’histoire des Chagos. J’ai enseigné Ananda Devi, Nathacha Appanah. Maurice a de bons auteurs femmes. Les enseigner, c’est non seulement présenter la littérature mauricienne aux étudiants, c’est aussi pour m’inspirer. Plus récemment, j’ai enseigné Kama La Mackerel, a very fresh poetical voice from Mauritius. Ainsi que des textes de Dev Virahsawmy qui ont été traduits en anglais pour qu’ils soient accessibles aux étudiants.

Avec le thé et ses symbolismes vous avez choisi une chose qui transcende les barrières ?

Autant je sens que nous avons été colonisés, autant j’aime Proust (NdlR, Dite cite Du côté de chez Swann) et Voltaire. La littérature que j’aime m’a été apportée par le colonialisme. C’est peut-être contradictoire. L’épisode de la madeleine mangée avec un thé chez Proust m’a vraiment marquée. Dite c’est aussi un hommage à Proust.


Catégorie roman: Lindsey Collen, ancienne gagnante

Dans la catégorie roman, Lindsey Collen s’est distinguée deux fois au Commonwealth Writers’ Prize pour la région Afrique. En 1994, le prix lui a été décerné pour The Rape of Sita, alors que l’ouvrage est censuré à Maurice. Puis en 2005, son roman Boy lui a valu les honneurs. Quant au Commonwealth Short Story Prize, il existe depuis 2012 et récompense des nouvelles inédites.


Jury cosmopolite pour ce prix littéraire

La liste rendue publique le mercredi 17 avril comprend 23 présélectionnés des cinq continents. Ce concours littéraire a reçu 7 359 entrées au total. Le gagnant régional recevra 2 500 livres sterling (environ Rs 144 000) alors que le grand gagnant toutes régions confondues aura 5 000 livres sterling (environ Rs 288 000). Le jury comprend un auteur de chaque continent. Le verdict régional sera annoncé le 29 mai tandis que le verdict final sera connu le 26 juin.