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Caution scientifique

Vijaya Teelock : «Des Mauriciens ont commencé à accepter que l’histoire de l’esclavage existe»

24 septembre 2024, 22:06

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Vijaya Teelock : «Des Mauriciens ont commencé à accepter que l’histoire de l’esclavage existe»

Non seulement l’historienne a contribué au scénario de «Ni chaînes ni maîtres», mais elle s’était aussi rendue sur le tournage pour collaborer à la construction du camp des marrons. Après avoir vu le film à sa sortie, le mercredi 18 septembre, Vijaya Teelock nous en parle.

Un regard avisé sur l’es- clavage et le marronnage. Vijaya Teelock, historienne était dans la salle, le mercredi 18 septembre dernier, pour la sortie de Ni chaînes ni maîtres, chez MCiné à Trianon. Une spectatrice pas comme les autres car elle a collaboré au film.

Simon Moutaïrou, réalisateur de Ni chaînes ni maîtres l’a dit : «lorsque j’ai décidé de faire un film sur les esclaves fugitifs, j’ai découvert l’histoire de la traite à Maurice, ainsi que les mythes autour du Morne Brabant. Quand on est scénariste, le premier réflexe, c’est d’aller sur place et de rencontrer ceux qui savent. J’ai travaillé avec Vijaya Teelock, qui m’a orienté vers l’œuvre d’Amédée Nagapen (…) À Paris, j’ai nourri mes recherches et mon scénario grâce à la collaboration d’historiens sénégalais et français».

Après avoir vu Ni chaînes ni maîtres, Vijaya Teelock explique qu’il s’agit d’une fiction basée sur les réalités de l’esclavage à Maurice et dans des pays colonisés. «Le réalisateur a envoyé le scénario et nous avons eu l’occasion de faire des commentaires. Il y a eu quelques modifications, pas grand-chose, l’histoire est restée la même». Celle d’une fille esclavée, Mati (jouée par Anna Diakhere Thiandoum), qui fuit une plantation, qui fuit les abus sexuels du maître incarné par Benoit Magimel. Son père (rôle tenu par Ibrahima Mbaye) s’enfuit à son tour pour la retrouver.

Un point central : «Nous avons suggéré que pour le personnage de chasseur de marrons, au lieu que ce soit de la fiction pure, pourquoi ne pas insérer un personnage ayant réellement existé à Maurice», ajoute l’historienne. C’est celui de Madame La Victoire, joué par l’actrice française Camille Cottin.

«Ce film n’est pas sur Maurice, mais sur l’esclavage et le marronnage partout dans le monde», estime Vijaya Teelock. Si Ni chaînes ni maîtres a été tourné à Maurice, il peut intéresser l’Afrique de l’Ouest, l’Atlantique, la diaspora africaine, tous les pays qui ont connu ce système économique avec les plantations et l’esclavage.

Selon elle, un public qui ne connaît pas l’esclavage «sera peut-être un peu choqué par la manière dont les esclaves étaient traités. Mais pour nous, dans les pays qui ont connu la colonisation, ce que montre le film n’est pas hors du commun. Ce serait bien qu’une audience internationale soit sensibilisée à l’histoire de l’esclavage».

Ce film a aussi une portée pédagogique, affirme l’historienne. «Pour les plus jeunes cela pourrait être un peu effrayant. Mais ce serait bien que le film soit montré aux élèves du secondaire à Maurice». Elle trouve que c’est peut-être la première fois que l’histoire de Maurice est mise en image de cette manière, peut-être la première fois que l’on fait un tel film. L’intérêt local pour Ni chaînes ni maîtres «montre la maturité des Mauriciens aussi parce qu’ils ont commencé à accepter que l’histoire de l’esclavage existe, que l’on ne peut pas l’escamoter».

Vijaya Teelock propose qu’après des séances scolaires du film, il faudrait en discuter «dans des groupes plus restreints où les gens se sentiront libres de parler». Une diffusion au Morne serait tout à fait appropriée, convientelle. La montagne du Morne est très présente dans le film. C’est là que se déroule la fin, la libération. Parmi les apparitions dans Ni chaînes ni maîtres, on reconnaît Rosemay Lolo, plus connue comme la conteuse Zanane du Morne. Elle prononce d’ailleurs l’unique phrase en kreol du film : «La ki to pou rakonte la ?» Pour Vijaya Teelock, cette phrase en kreol est «symbolique, elle situe le film et montre l’émergence de la langue kreol, parce que les esclaves parlaient leurs propres langues».

Ni chaînes ni maîtres mentionne la diversité linguistique des personnes réduites en esclavage. On y entend du wolof et du malgache. De même qu’une énumération des diverses origines des esclavés : wolof, bambara, dogon, bantou, etc. L’historienne souligne qu’à Maurice, «l’on se concentre beaucoup sur la culture, la langue, le séga, mais il ne faut pas oublier l’histoire même de l’esclavage. L’héritage de l’esclavage ce n’est pas seulement la culture, c’est aussi les séquelles qui existent toujours aujourd’hui. Le racisme, les discriminations perdurent».

Vijaya Teelock rappelle qu’après l’esclavage, il y a eu un autre système, l’engagisme qui a engendré des préjugés. «Les séquelles de l’esclavage ont continué durant la période de l’engagisme, changeant la face de l’engagisme, c’était un peu différent de ce qui a été vécu dans d’autres pays, mais ces séquelles existent toujours.»

La contribution de Vijaya Teelock à Ni chaînes ni maîtres ne s’est pas limitée à des suggestions basées sur des documents d’archives. Elle a pu se rendre sur le plateau de tournage. Elle était présente au moment de la construction des décors qui ont servi de camp des marrons. L’historienne a apporté sa caution scientifique avec «des images des huttes des marrons, comment ils vivaient, pour aider à recréer le village». Dans le film, on voit les différents ajoupas, certains circulaires, d’autres triangulaires. «Cela montre que même dans l’horreur de l’esclavage, il y avait de la créativité.»